Comprendre et agir contre la solitude : une approche macro-sociale essentielle pour la France
- Fédération liens sociaux
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La solitude est de plus en plus reconnue comme un enjeu sociétal et de santé publique majeur, une préoccupation soulignée récemment par l'Organisation Mondiale de la Santé. Souvent perçue comme une expérience purement individuelle, la recherche récente met en lumière l'importance cruciale des facteurs macro-sociaux dans sa formation et sa persistance, remettant en question la "microfication" (tendance à se concentrer uniquement sur les aspects individuels et immédiats) qui a longtemps dominé le domaine. Pour la France, ces réflexions ouvrent des voies prometteuses pour affiner les stratégies de lutte contre la solitude.
Cet article s'appuie notamment sur les travaux présentés dans l'ouvrage « Macro Social Influences on Loneliness in Later Life: Towards a Better Understanding of the Loneliness Paradox in Europe », par les chercheuses Marja Aartsen, Iuliana Precupetu et de Bianca Suanet. Plus spécifiquement, il s'inspire du chapitre « Et vous savez, la société existe » : vers une clarification du « paradoxe de la solitude » rédigé par Bianca Suanet, professeure de sociologie l'Université de Linköping en Suéde et George Pavlidis, professeur adjoint de psychologie à la même université.
Le « paradoxe de la solitude » et ses enseignements
Une découverte particulièrement intrigante concerne le « paradoxe de la solitude ». Contrairement à l'idée répandue selon laquelle l'individualisation et la numérisation mènent inévitablement à plus de solitude, des études montrent que les niveaux de solitude sont en réalité plus faibles dans les pays plus individualistes d'Europe du Nord et continentale que dans les pays plus collectivistes d'Europe du Sud et de l'Est. Ce paradoxe suggère que la solitude ne peut être réduite à des caractéristiques individuelles ou à des modes de vie simplistes. Il nous force à regarder au-delà, vers le contexte social plus large.
Historiquement, la recherche sur la solitude a souvent privilégié les facteurs micro-individuels, tels que le statut marital, la taille du réseau social ou la santé. Bien que ces éléments soient pertinents, ils ne fournissent qu'une compréhension partielle. La solitude est, par essence, un phénomène social qui prend racine dans les interactions complexes entre l'individu et son environnement immédiat (niveau méso) et la société au sens large (niveau macro).
L'impératif d'une perspective macro-sociale
Pour une compréhension plus complète, il est essentiel d'adopter une approche macro-sociale de la solitude, c'est-à-dire une focalisation accrue sur les influences sociétales.
1. Le Modèle du Bateau de Coleman : Ce cadre théorique illustre que les influences entre les niveaux macro et micro sont bidirectionnelles. Les structures sociétales, les valeurs culturelles et les politiques façonnent l'expérience individuelle de la solitude (influence descendante), mais les comportements des individus peuvent aussi, au fil du temps, modifier les normes culturelles et les systèmes politiques (influence ascendante).
2. Valeurs culturelles et post-matérialistes : La théorie d'Inglehart suggère que l'évolution des sociétés vers des valeurs post-matérialistes (privilégiant l'expression de soi, l'autonomie et la qualité de vie plutôt que la sécurité économique) peut entraîner des niveaux de solitude plus faibles. Cette liberté relationnelle accrue, conjuguée à une prospérité économique, permet aux individus de choisir des relations plus significatives et de meilleure qualité.
3. Gouvernance et institutions politiques : La gouvernance démocratique, l'égalité sociale et la participation civique peuvent atténuer la solitude en renforçant la confiance et l'engagement social. À l'inverse, un faible niveau de confiance dans les institutions, souvent hérité de régimes passés (comme dans les pays post-totalitaires d'Europe de l'Est), est associé à une plus forte prévalence de la solitude. Il est également important de noter que la solitude peut, à son tour, influencer le système politique en augmentant le vote pour les partis populistes.
4. Systèmes de protection sociale et répartition des ressources : Le paradoxe de la solitude est fortement lié à la distribution des richesses et à la générosité des systèmes de protection sociale. Les pays dotés de droits sociaux universels et de systèmes de protection sociale solides (comme les pays nordiques) présentent des niveaux de solitude inférieurs, même parmi les populations les moins favorisées. L'inégalité des revenus est un facteur aggravant de la solitude. Des politiques de soins et d'emploi plus élaborées permettent de disposer de suffisamment de temps pour entretenir les liens sociaux.
5. Numérisation et technologies de l'information et de la communication : Si les outils numériques offrent une connectivité accrue, leur impact sur la solitude est complexe et nuancé. Une dépendance excessive peut nuire aux connexions profondes, mais l'utilisation modérée peut être bénéfique. Les données ne soutiennent pas de manière concluante que la numérisation est une cause majeure des différences de solitude entre les pays.
6. Exclusion sociale : La solitude est intimement liée aux différentes dimensions de l'exclusion sociale (économique, sociale, accès aux services, spatiale, civique). Elle touche de manière disproportionnée les groupes défavorisés, notamment les personnes en situation de pauvreté, celles issues de minorités ethniques ou raciales, et les femmes.
Vers une vision holistique et intersectorielle
Comprendre la solitude nécessite une approche holistique, reconnaissant que les facteurs macro-sociaux (culture, États-providence, systèmes politiques, innovation technologique) sont interconnectés et façonnent collectivement l'expérience individuelle des relations sociales. Le concept d'intersectionnalité multi-niveaux (macro, méso, micro) est essentiel pour saisir comment la position des individus au sein de leurs réseaux, communautés et sociétés détermine leur probabilité d'expérimenter la solitude, au-delà de leurs seules caractéristiques individuelles.
Par exemple, les personnes issues de minorités ethniques ou ayant un faible statut socio-économique peuvent résider dans des quartiers défavorisés et être moins bien intégrées aux institutions et réseaux sociaux, l'impact de ces facteurs variant selon le système de protection sociale et les politiques en place.
Pour la France, ces réflexions sont d'une grande pertinence et peuvent guider l'évolution des politiques publiques :
Solutions systémiques : Il est crucial de privilégier des solutions systémiques plutôt que de se concentrer uniquement sur des interventions individuelles. Lorsque la solitude est perçue comme un problème individuel, les décideurs risquent de négliger les causes structurelles (disparités socio-économiques, infrastructures communautaires insuffisantes, services de santé mentale limités).
Prévention et intervention précoce : La priorité doit être donnée à la prévention et à l'intervention précoce, en créant des sociétés et des institutions inclusives qui favorisent des interactions sociales de qualité et un sentiment d'appartenance. Cela implique de renforcer activement l'intégration sociale par des éléments culturels et structurels comme les lieux de travail, l'éducation, les associations de quartier et les politiques sociales.
Interventions adaptées et culturellement sensibles : Les interventions doivent être adaptées aux souhaits, aux normes et aux valeurs des populations ciblées, plutôt que d'adopter une approche universelle.
Lutter contre la stigmatisation et les discriminations : Une intervention efficace implique de remettre en question les stéréotypes, la stigmatisation et la discrimination qui contribuent à l'exclusion sociale et à la solitude des populations marginalisées, comme les personnes âgées migrantes. Cela nécessite des changements structurels aux niveaux institutionnel, communautaire et politique.
Améliorer la recherche et les données : Il est essentiel de développer des méthodologies plus robustes, incluant des études longitudinales comparatives à l'échelle mondiale, des mesures de la solitude validées culturellement et une attention particulière aux biais d'échantillonnage, afin d'assurer que les groupes les plus vulnérables et isolés soient représentés dans les enquêtes.
En conclusion, la solitude, bien qu'éprouvée individuellement, est un fait social profondément influencé par les structures sociales et les normes culturelles. Adopter une perspective sociologique et interdisciplinaire est crucial pour éclairer les origines complexes de ce phénomène et pour élaborer des stratégies plus efficaces, systémiques et justes, qui bénéficient à tous les citoyens français, en particulier les plus vulnérables. La France, avec ses initiatives existantes, est bien placée pour intégrer ces avancées et devenir un modèle dans la lutte contre la solitude.
Source : Suanet, B., Pavlidis, G. (2025). « Et, vous savez, la société existe » : vers une clarification du « paradoxe de la solitude » par une macrofication des études sur la solitude. Dans : Aartsen, M., Precupetu, I., Suanet, B. (dir.), Influences macrosociales sur la solitude chez les personnes âgées. Perspectives internationales sur le vieillissement, vol. 47. Springer, Cham. https://doi.org/10.1007/978-3-031-94565-6_12

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