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Cessons de qualifier la solitude d'épidémie [#1- Connecting the dots / Relier les points]

Photo du rédacteur: Fédération liens sociauxFédération liens sociaux

Dernière mise à jour : 31 déc. 2024

Les mots que nous choisissons pour décrire les problèmes sociaux influencent profondément la manière dont le public les perçoit et les solutions que nous imaginons pour y répondre. Cela est particulièrement pertinent dans le cas de la solitude chronique, un phénomène grave et répandu, mais qui ne devrait pas être qualifié d’« épidémie ».


En effet, bien que ce terme soit fréquemment employé dans les débats actuels, des voix comme celles de Your World in Data, De Correspondent, et du sociologue Eric Klinenberg en contestent la pertinence. Cet article explore pourquoi cette terminologie semble inadaptée pour qualifier la solitude et comment elle peut nous éloigner de ses causes véritables ainsi que des approches les plus pertinentes pour y remédier.


Déconstruire « l’épidémie de solitude »


Le terme « épidémie » a souvent été appliqué à la solitude par les universitaires et les décideurs politiques. Dès 1979, Colin Killeen décrivait la solitude comme une épidémie dans la société moderne, un point de vue repris par Barbara Fiand en 1980, qui se demandait pourquoi la solitude persistait dans une population mondiale en croissance rapide. Carin Rubenstein, dans sa thèse de 1979, citait l’affirmation du thérapeute Tanner selon laquelle l’Amérique moderne connaissait une « épidémie de solitude ». Plus récemment, en 2023, l’avis du Surgeon général des États-Unis a également fait un large écho à cette terminologie, en soulignant les risques sociétaux de la solitude. 

    

Il est pourtant rare qu’une épidémie s’étende sur plus de quatre décennies. Cette longévité soulève des questions quant à la pertinence du terme « épidémie ». Les épidémies impliquent des flambées soudaines et généralisées, des caractéristiques qui ne correspondent pas aux tendances de la solitude qui s’étendent sur plusieurs décennies. Une description plus appropriée pourrait être la description de la solitude comme étant une « crise de santé publique sous-estimée ». Si la solitude est sans aucun doute un problème de santé publique grave, le discours sur l’« épidémie » implique que des facteurs exogènes et soudains, comme les avancées technologiques, en seraient les causes principales. Ce cadre néglige des problèmes structurels plus profonds – la pauvreté, l’exclusion et la dynamique familiale changeante – qui sont souvent à l’origine de la solitude.


Évaluation de « l’épidémie de solitude » : une analyse du rapport du Surgeon General des Etats-Unis

Le rapport en 2023 du Surgeon General des États-Unis a fait un large écho mondial à l'épidémie de la solitude. En s’appuyant sur les données en matière d’isolement social issues de l’enquête américaine sur l’utilisation du temps de 2003 à 2020, il plaide en faveur d’une « épidémie » de solitude. Mais le problème principal est le suivant : l’isolement social et la solitude, bien que liés, ne sont pas synonymes. L’isolement social est une mesure objective du temps que les gens passent seuls, tandis que la solitude est un sentiment subjectif de déconnexion des relations significatives. Confondre les deux peut conduire à des stratégies erronées. Réduire le temps passé seul ne permet pas nécessairement d’atténuer l’expérience émotionnelle de la solitude – et se concentrer sur le temps passé avec les autres fait passer à côté des éléments de connexion plus profonds et qualitatifs que les gens recherchent.


Bien que ce rapport reconnaisse à juste titre la solitude et l'isolement social comme des enjeux majeurs de santé publique, il est crucial d'examiner les données sous-jacentes de manière plus approfondie. En effet, le rapport se concentre principalement sur l’isolement social, en s’appuyant sur l’enquête américaine sur l’utilisation du temps (2003-2020), qui analyse trois variables distinctes :


  • L'isolement social défini comme le temps passé seul, indépendamment de la présence d’autres personnes à proximité.

  • L'engagement social défini comme le temps passé à interagir avec la famille, les amis ou d’autres personnes au cours des activités quotidiennes.

  • Le compagnonnage défini comme le temps passé avec d’autres personnes lors d’activités de loisirs ou de socialisation.


Bien que ces variables mesurées permettent de mieux comprendre les comportements sociaux, elles ne permettent pas en réalité de déterminer directement si les individus se sentent seuls. La nature subjective de la solitude (se sentir déconnecté ou insatisfait de ses relations sociales) nécessite des données plus nuancées et autodéclarées que les mesures de l'isolement social ne peuvent pas pleinement saisir. 


Figure 1. Interaction sociale et isolement. Extrait de « Our Epidemic of Loneliness and Isolation: The US Surgeon General's Advisory on the Healing Effects of Social Connection and Community » par le Bureau du chirurgien général (OSG), 2023. Domaine public.
Figure 1. Interaction sociale et isolement. Extrait de « Our Epidemic of Loneliness and Isolation: The US Surgeon General's Advisory on the Healing Effects of Social Connection and Community » par le Bureau du chirurgien général (OSG), 2023. Domaine public.

En outre, contrairement aux études méta-analytiques sur la solitude, telles que celles de Buecker et al., les données sur l’isolement social manquent de transparence. Les données et les scripts d’analyse du rapport de Kannan et Veazie (2023) n’ont pas été rendus publics, ce qui rend impossible toute vérification indépendante. Cela nécessiterait une réanalyse plus rigoureuse et transparente. Il pourrait en effet y avoir d’autres explications à l’augmentation signalée de l’isolement social :


  • Changements dans la mesure de l’utilisation du temps : La façon dont les gens rapportent leurs activités quotidiennes peut avoir changé au fil du temps en raison de l’évolution des normes en matière de confidentialité ou de la lassitude face aux enquêtes, affectant potentiellement l’exactitude des données sur l’isolement.

  • Substitution des activités sociales : les normes sociales ayant changé, les individus peuvent remplacer les interactions en personne par des interactions virtuelles, ce qui n’est peut-être pas pris en compte de manière adéquate dans les données sur l’emploi du temps. Ce changement pourrait donner l’impression d’un isolement croissant, même si les besoins sociaux sont satisfaits par d’autres moyens.

  • Différences d’échantillonnage : Les différences dans la conception des enquêtes, les stratégies d’échantillonnage ou la représentation démographique au fil du temps peuvent avoir introduit des biais qui exagèrent ou masquent les véritables tendances en matière d’isolement social.


Des données divergentes sur les tendances en matière de solitude

Le terme « épidémie » est généralement utilisé pour décrire des phénomènes qui se propagent rapidement et affectent simultanément un grand nombre de personnes, comme le définissent le dictionnaire Merriam-Webster et les Centers for Disease Control and Prevention (CDC). Cependant, les données actuelles ne soutiennent pas le récit d’une épidémie de solitude.


Par exemple, les études de Hawkley et al. et les analyses ultérieures de Surkalim et al. (Figure 2a-c) ont indiqué que la solitude chez les personnes âgées aux États-Unis est restée stable, voire a diminué, au fil des décennies. Une tendance similaire est observée en Suède, où des enquêtes transversales répétées de Dalhberg et al. (Figures 3a et b) auprès des adultes très âgés (85 ans et plus) ne montrent aucune augmentation significative de la solitude au cours des deux dernières décennies.


En examinant les populations plus jeunes, les recherches de Trzesniewski et Donnellan, ainsi que celles de Clark et al., ne montrent aucune augmentation générationnelle significative de la solitude, Clark et al. notant même une légère baisse. En outre, la méta-analyse de Buecker et al. de 2021 n'a constaté qu'une légère augmentation de la solitude de 1976 à 2019, ce qui remet en cause l'idée d'une épidémie. Les chercheurs Paris et IJzerman, utilisant des données similaires à celles de Buecker et al. mais employant des techniques de récupération plus avancées, n'ont constaté aucune augmentation de la solitude.[1]

Figure 2a. Tendances de prévalence de la solitude épisodique et soutenue avec intervalles de confiance. Extrait de « Have Middle-Aged and Older Americans Become Lonelier? 20-Year Trends From the Health and Retirement Study » par Surkalim et al., 2023. Creative Commons CC BY
Figure 2a. Tendances de prévalence de la solitude épisodique et soutenue avec intervalles de confiance. Extrait de « Have Middle-Aged and Older Americans Become Lonelier? 20-Year Trends From the Health and Retirement Study » par Surkalim et al., 2023. Creative Commons CC BY

Figure 2b. Prévalence de la solitude épisodique selon (A) le sexe, (B) la race/l'origine ethnique, (C) la cohorte de naissance, (D) l'éducation, (E) l'emploi, (F) l'état matrimonial et (G) le fait de vivre seul avec un intervalle de confiance de 95 % de Surkalim et al. (2023)
Figure 2b. Prévalence de la solitude épisodique selon (A) le sexe, (B) la race/l'origine ethnique, (C) la cohorte de naissance, (D) l'éducation, (E) l'emploi, (F) l'état matrimonial et (G) le fait de vivre seul avec un intervalle de confiance de 95 % de Surkalim et al. (2023)

Figure 2c. Prévalence de la solitude durable selon (A) le sexe, (B) la race/l'origine ethnique, (C) la cohorte de naissance, (D) l'éducation, (E) l'emploi, (F) l'état matrimonial et (G) le fait de vivre seul, d'après Surkalim et al. (2023)
Figure 2c. Prévalence de la solitude durable selon (A) le sexe, (B) la race/l'origine ethnique, (C) la cohorte de naissance, (D) l'éducation, (E) l'emploi, (F) l'état matrimonial et (G) le fait de vivre seul, d'après Surkalim et al. (2023)

Figure 3a. Tendances en matière de solitude chez les femmes et les hommes. Tiré de « Plus seuls que jamais ? La solitude des personnes âgées sur deux décennies » par Dalhberg et al., 2018. CC BY-NC-ND 4.0.
Figure 3a. Tendances en matière de solitude chez les femmes et les hommes. Tiré de « Plus seuls que jamais ? La solitude des personnes âgées sur deux décennies » par Dalhberg et al., 2018. CC BY-NC-ND 4.0.

Figure 3b. Tendances en matière de solitude chez les personnes âgées de 77 ans ou plus au cours de la période 1992-2014 (%) (1992 : n = 466 ; 2002 : n = 518 ; 2004 : n = 505 ; 2011 : n = 536 ; 2014 : n = 547) d’après Dahlberg et al. (2018)
Figure 3b. Tendances en matière de solitude chez les personnes âgées de 77 ans ou plus au cours de la période 1992-2014 (%) (1992 : n = 466 ; 2002 : n = 518 ; 2004 : n = 505 ; 2011 : n = 536 ; 2014 : n = 547) d’après Dahlberg et al. (2018)

       

Le décalage entre la solitude et l’isolement social

L’écart entre les tendances concernant la solitude et les données sur l’isolement social souligne une distinction fondamentale : alors que l’isolement social (mesuré objectivement par le temps passé seul) a augmenté, le ressenti subjectif de la solitude est resté relativement stable. Cela pose une question clé : ne risquons-nous pas de confondre ces deux phénomènes, certes liés mais distincts, au point d’élaborer des interventions inadaptées ?


Il est vrai que l’isolement social peut contribuer au sentiment de solitude, mais la relation est loin d’être simple. La solitude est façonnée par des facteurs qui vont au-delà de l’isolement physique, comme la qualité des relations et la perception du soutien. Les gens peuvent passer beaucoup de temps seuls sans se sentir seuls, surtout si leur besoin de relations significatives est satisfait d’une autre manière. À l’inverse, les individus peuvent se sentir profondément seuls même lorsqu’ils sont entourés d’autres personnes, en particulier si ces interactions manquent de profondeur émotionnelle ou d’authenticité.


Le danger de considérer l’isolement social et la solitude comme des notions interchangeables réside dans le risque d’élaborer des stratégies de santé publique erronées. Plutôt que de se concentrer sur la réduction du temps passé seul, les interventions devraient privilégier l’amélioration de la qualité des liens sociaux et la promotion du soutien émotionnel.


Une terminologie qui risque d'induire des erreurs de traitement stratégiques


La divergence entre les données sur la solitude et l’isolement social n’est pas seulement une question académique : elle a des implications dans le monde réel. Si les campagnes et les interventions de santé publique se basent sur l’hypothèse selon laquelle la solitude augmente parallèlement à l’isolement social, elles risquent de passer à côté de l’objectif. Par exemple, se concentrer principalement sur la réduction du temps passé seul ne suffira peut-être pas à réduire efficacement la solitude si le problème sous-jacent est la mauvaise qualité ou l’insatisfaction des relations. À l’inverse, les personnes qui passent du temps seules par choix ne bénéficieront peut-être pas des interventions visant à accroître les contacts sociaux, car elles ne ressentent peut-être pas de solitude au départ. Une meilleure compréhension des nuances entre l’isolement social et la solitude semble donc essentielle pour développer des interventions qui ciblent les facteurs spécifiques de la solitude, comme l’amélioration de la qualité des relations, le renforcement des compétences sociales ou la promotion de l’intégration communautaire, plutôt que de simplement essayer d’accroître les interactions sociales.


L’emploi du terme « épidémie » pour décrire la solitude semble également motivé par l’intention de souligner ses graves conséquences : augmentation de la mortalité prématurée, problèmes de santé, et diminution du bien-être. Bien que cette approche mette en avant l’urgence d’agir, elle simplifie excessivement la complexité du phénomène. En suggérant que la solitude se propage comme une maladie infectieuse, ce récit tend à attribuer des causes externes et soudaines, notamment les évolutions technologiques comme les smartphones et les réseaux sociaux. Le rapport du Surgeon General des États-Unis évoque également cette perspective, laissant entendre que les récentes avancées technologiques pourraient être à l’origine de la solitude. Ce raisonnement ne tient cependant pas compte des preuves solides qui montrent que les technologies numériques, notamment la connectivité Internet, peuvent avoir une influence positive sur le bien-être lorsqu’elles sont utilisées pour favoriser des liens sociaux significatifs. Des études montrent en effet que les plateformes numériques permettent aux gens d’entretenir des relations au-delà des distances et de s’engager dans des communautés qui seraient autrement inaccessibles. Des mesures simples, comme l’interdiction des smartphones ou la limitation du temps passé devant un écran, n’ont montré qu’un succès limité pour améliorer le bien-être. En se concentrant trop sur les symptômes superficiels, comme l’utilisation des technologies, on risque finalement de détourner l’attention des véritables causes sous-jacentes de la solitude, dont beaucoup sont de nature sociétale et structurelle.

  

Pour une approche multidimensionnelle de la solitude


Si les comportements individuels et les dynamiques interpersonnelles jouent certainement un rôle dans la solitude, ses racines sont souvent bien plus profondes, ancrées dans des structures sociétales qui perpétuent la déconnexion sociale. Pour vraiment lutter contre la solitude, nous devons déplacer notre attention au-delà des facteurs personnels et prendre en compte les facteurs structurels plus larges, tels que les inégalités économiques, la marginalisation sociale et l’érosion des espaces communs, qui exacerbent le sentiment de solitude. Les stratégies globales de santé publique doivent s’attaquer à ces causes plus profondes. 


En utilisant une terminologie précise et réfléchie et en nous concentrant sur des solutions globales et multidimensionnelles, nous pouvons dépasser le discours simpliste de l’« épidémie » et nous attaquer aux véritables causes de la solitude. Que ce soit par le biais de programmes de santé publique, d’initiatives de développement communautaire ou de réformes éducatives, les solutions au problème de la solitude doivent être aussi variées et complexes que le problème lui-même. Ce n’est qu’à ce moment-là que nous pourrons commencer à créer une société qui favorise les liens, le bien-être et l’épanouissement de tous.



Références pour les figures :


Buecker, S., Mund, M., Chwastek, S., Sostmann, M., & Luhmann, M. (2021). La solitude chez les adultes émergents augmente-t-elle au fil du temps ? Une méta-analyse intertemporelle préenregistrée et une revue systématique. Psychological Bulletin , 147 (8), 787. 

 

Dahlberg, L., Agahi, N., & Lennartsson, C. (2018). Plus seuls que jamais ? La solitude des personnes âgées depuis plus de deux décennies. Archives de gérontologie et de gériatrie , 75 , 96-103.  


Bureau du Surgeon general (OSG). (2023). Notre épidémie de solitude et d'isolement : les conseils du Surgeon general sur les effets curatifs des liens sociaux et de la communauté . Département américain de la Santé et des Services sociaux. 


Surkalim, DL, Clare, PJ, Eres, R., Gebel, K., Bauman, A., & Ding, D. (2023). Les Américains d'âge moyen et plus âgés sont-ils devenus plus seuls ? Tendances sur 20 ans issues de l'étude sur la santé et la retraite. The Journals of Gerontology : Série B , 78 (7), 1215-1223.


[1] Remarque : nous n'avons pas pu inclure le graphique de Buecker et al. en raison de restrictions de droits d'auteur, mais le graphique montre une légère augmentation à la hausse.


Cet article est une adaptation d'un article rédigé par les Drs Hans Rocha IJzerman et Marlies Maes et fait partie de la série d'articles publiée avec l'aimable autorisation du Dr Hans Rocha IJzerman, Co-fondateur de la Fédération française pour les liens sociaux et CEO du Annecy Behavioral Science Lab.


Nous vous invitons à découvrir l'ensemble des articles de cette série :





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